J'ai décidé de faire le grand tour.
La route minuscule bifurque rue du paradis. Elle plonge sur trois bons kilomètres en direction de Trinquelin, le hameau qui sonne comme une promesse d'apéritif en terrasse. Dans un petit hangar, on y fait des confitures que les parisiens s'arrachent. C'est minuscule. Un moulin, dix maisons de pierres jointoyées d'arène. Trois gosses taquinent une balle, les chiens aboient mais personne n'y passe.
La chaussée criblée d'ornières voit passer plus de bétail que d'hommes. Il n'y fait jamais soleil et la forêt qui la borde semble plongée dans un illimitable sommeil.
Deux arbres rachitiques à la corne brune habillée de sphaigne retiennent un monstrueux bloc de gré. Suspendu sur un virage il nargue de sa masse ronde et suintante tout inconscient qui prendrait le risque de passer sous son ombre. On dirait qu'il respire. Et qu'il se moque. Flanqué de ses deux comparses écorsés vifs sous l'ancestral impact, il laisse passer, magnanime, tout promeneur respectueux des lieux. On serait presque tenté de saluer bien bas et d'adresser deux trois prières à l'esprit de la forêt afin de dissuader les deux portiers en chênes nés, de baisser la garde pour délivrer la bête.
Le danger passé, je déroule la foulée. Descente. Le ruisseau en contrebas chuinte tout un tas de secrets. Le filet d'eau, encore gros en cette saison, se gargarise d'histoires de bêtes. C'est tout un monde qui murmure un chapelet de fables farces, depuis la source jusqu'à la fontaine.
Le chemin rigole moins, passé la dernière maison du hameau. La forêt laisse place à la prairie grasse. Les vaches lasses ruminent leur ennui. Et puis ça remonte. Par bosses. De vagues bosquets projettent de l'ombre et l'épervier perché sur un piquet émoussé, cligne de l'oeil, l'air de penser que le promeneur abuse.
Je m'arrête un peu, sur le bas côté. Je n'ai pas beaucoup d'eau. Je bois avec parcimonie. Le ciel, l'air de rien, brasse un souffle tiède piqué des rayons d'un soleil chaque minute plus dardant.
Je m'engage sur la piste que de méphistophéliques grumiers ont tracée à travers les chênaies afin de couper au travers du relief et écourter ma sortie qui risque de me déshydrater.
Le sol criblé de fondrières, de trous et de traces épaisses, stigmates d'un frais débuscage me vrille les chevilles. Le paysage est triste, figé dans un amoncellements de troncs fluotés et de litière récemment lacérée. Je fais volte face. Redescends vers l'asphalte et je signe pour les champs et le tracé rassurant bien que plus long, d'un itinéraire balisé.
Je rumine un peu, de concert avec le bovin voisin puis je reprends mon rythme, rassurée finalement d'avoir opté pour la route et son itinéraire tout tracé. Je sais que le dernier tronçon ne sera que chemins, cailloux ruisseaux et monotraces et que, peu habituée à ce type de terrain, j'en serai bien assez tôt lasse.
La montée vers Saint Léger se fait sous une chaleur écrasante. Je courbe le dos et m'échine à avancer à bon rythme. Pas question de ralentir sapristi ! Je m'arrêterai en sous-bois, plus loin, sur le chemin de l'abbaye.
Je bifurque au calvaire. Vers la Pierre qui vire. Je ne sais pas au juste combien il me reste à parcourir avant d'atteindre l'austère monastère. Mais je sais qu'il y a de l'eau. Précieuse étape. Je me cogne de l'asphalte depuis trop longtemps déjà et d'un bond passe le fossé pour continuer sur le bas côté.
Il surgit à cet instant. Boule rousse. Bondit hors du ravin. Je le dérange en pleine chasse.
Je me fige, goupil en fait autant. Un instant dresse son fin museau vers l'enquiquinante, jauge l'inopportune ébouriffe sa fourrure et tourne les talons. Je m'attends à ce qu'il disparaisse, d'un mouvement vif, dans les fourrés, mais il pointe sa queue en balancier, et peinardement reprend son trot, là, devant, et naturellement je suis, retenant mon souffle et mesurant ma foulée pour me caler dans son sillon. Nous parcourons vingt mètres, et cela semble long, suspendue à cet hôte qui instantanément m'enlève toute trace de relâchement. Comme si je n'étais pour lui qu'un simple humain semblable à cent mille humains, de ceux qui se laissent apprivoiser et ne voient bien qu'avec le coeur.
Et puis il a fini par bifurquer. Et je ne l'ai plus vu, d'un coup.
J'ai repris mon errance, enrichie de ces quelques secondes offertes, de cette faveur consentie par un renard devenu lièvre et qui laisse dans son empreinte une irrécusable morale.
"Ce qui sauve c'est de faire un pas. Encore un pas. C'est toujours le même pas que l'on recommence"
Fox trotte.
Cette leçon lui vaut bien un hommage !