Parce que mes pieds sont têtus.

mercredi 7 décembre 2016

Comment je me suis refaite une Sainté

J'ai 60 kilomètres dans les jambes. Je pense à des pâtes.
Un gros plat de pâtes. Des Linguine. Avec des morceaux de courgette, des aubergines, de la tomate aussi, fraiche et puis du basilic. Plein.
Il fait froid. Et nuit. Je pense à un plat gorgé de soleil. J'ai une faim de loup dans cette entre deux heures qui annonce le petit matin de fin de course.
Je n'ai pas mal. Rien. Je n'ai jamais eu mal. Les doigts, si, le bout des doigts. Dans les montées, quand ça pinçait bien fort. Celle du Rampeau.
Celle du Rampeau !
Bon sang, je ris aujourd'hui. Mais je ne m'y attendais pas. Il a fallu un mur pour me faire mentir. La tête n'en revient pas. Depuis le départ elle navigue à vue. Le plan de course n'est pas vraiment établi, mais j'apprends de mes erreurs, et je sais combien il me faudra être sage, intuitive et précautionneuse, observatrice, pondérée, et un peu folle parfois, juste assez pour ne pas penser, mais pas trop. Ne pas tomber. Ne pas se refroidir. Ne pas s'arrêter.
Je dois courir. Ou marcher vite. Je pars de Saint-Etienne avec Laurent mon acolyte. Nous avons à peu près le même niveau, il est plus rapide, mais peut-être moins expérimenté sur "long". C'est dire, moi qui le suis si peu !
Nous prenons de la vitesse, progressivement et dans la tête dansent encore les instants si magiques de l'attente, ces heures chahuteuses qui font de cette Sainté, bien plus qu'une course, une fête, un festival, un jubilé de vie, une liturgie de bon, de beau, d'amitié et de sport. Parenthèse de l'unique dont on enregistre avec soin chaque secondes, et que l'on ressort, déballées de bruissant papier de belle estime de soi, de toi, de lui de elle, de vous, mes bons amis, ces chers grands et doux tarés.
Le premier tronçon passe comme une fleur. Une fleur givrée. Le côté scintille déjà et le ruban argent déroule sous mes foulées, que je modèle sur mesure suivant le fil du tracé, tantôt allongées, parfois courtes, pointes de pieds ou longues enjambées, bonjour à l'un, coucou Alex, tracez, tracez bien, moi je poursuis, mon bonhomme de chemin.
Je ne m'arrête pas au premier ravitaillement. Nous quittons les larges sentiers et je ne veux pas perdre ma place. Et puis je suis bien, songeant à cette crampe qui l'an dernier avait gâché toute cette portion de course, depuis Sorbier passant par Sainte Catherine, jusqu'à me mettre à genoux avant que le mental, déjà bien entamé, décide à la place du corps, de prendre le relais.
Je savoure aujourd'hui. On ne maitrise rien dans son entier, c'est vrai, mais courir est une science qui, accordée à l'intuition, s'auréole de liberté pour construire un ensemble flirtant avec le parfait.
Je ne voulais pas subir. Un à un, j'ai décortiqué les pourquoi, les comment et les si jamais.
Je pense mon chaussant, je travaille mon entrainement, mesuré, peu de temps, mais juste assez dosé. Complémentée en magnésium, je peaufine ma stratégie par cette évidence : ne pas se refroidir. Jamais.
La nuit est magnétique. Sur les hauteurs. Complimentée par le côté, bénis bénévoles, je papillonne. Les préliminaires sont passés, et la course bat la semelle. Je caresse l'envie d'accélérer un peu, à peine, mais je sais les pièges, la tourbe, les ornières et le fourbe glacé des roches affleurant que parfois le devant, ou le derrière, loin pourtant, étouffe d'un juron qu'un voisin attentif relève et rassure avant de reprendre la mesure. Je cogne parfois aussi et me rattrape au vide, bénissant le grand puissant foncier, Dieu des coureurs et des puisatiers, de me donner l'opportunité de continuer, oh béatitude, sur mes deux pieds.
Je reste prudente. Trop peut-être. Mais ma faible frontale n'est pas coopérante. Les Watts surpuissants de certains monster-trucks gênent mon halo pâle. Je me place parfois dans leurs traces mais leur phare inonde l'espace, découpant des silhouettes sombres et mouvantes, qui brouillent les reliefs et créent des surfaces ondulantes d'ombres et de lumières qui entachent plus que mon faible faisceau ma perception des mouvements. Je perds un peu de temps, je le sais, mais je me garde bien de faire l'imprudente, de peur d'en perdre beaucoup, et définitivement.
A sainte Catherine je me restaure d'une soupe chaude vite avalée. Les bénévoles sont des anges, quel courage dans cette nuit, de veiller le coureur qui passe. Deux minutes, un sourire et dix mille mercis !
J'anguille vers la sortie, enquille une grimpée, profite de l'air, des monts, des éclats brouillés de lumières opaques, et parlemente un peu avec mes complices les astres avant de me cogner à la glissante portion désastre abritée du bois d'Arfeuille, qui freine les plus avertis et embourbe les abatis des coureurs même aguerris.
Je profite de la blague, pas si terrible au fond, tangue un peu, me retiens aux branches, rigole fort et peste un peu. Le train se marre, rien de méchant. Finalement. Et puis la trace courbe. Juste au coude là. Et plutôt que de continuer, avec raison, dans le moins cabossé, la voilà qui s'envole, et prend des airs, droit dans la montée, en plein dans la forêt, et le wagon se cogne et carambole, plus personne ne rigole, ça souffle et ça peine. Mains sur les cuisses, à l'assaut du Rampeau.
En moins d'une minute tout mon moi proteste. les mollets mordent, les musclent tordent, la tête cogne, la nuque raidie et le front brûle. J'ai l'impression de reculer, tant j'avance peu, je suis errante, perds tout prestige, me trouve bête et je me fais doubler par brassées de mâles fumants et conquérants. Les mains brûlent à force d'avoir froid, j'essaie d'échapper à cette procession, faisant vagabonder l'esprit vers d'autres seuils plus doux, mais l'ascension me terrasse et je termine pantelante la poussive et terrible pente.
Le replat me rend mes jambes, mais je suis dépouillée de toute force. La faim m'obnubile, j'accélère le tempo et à Saint Genou m'offre deux grandes louchées d'un potage réhydraté, que j'aurais trouvé à l'instant, meilleurs que tout hors d'oeuvre de toutes grandes tables ou fins bouchons Lyonnais.
Le breuvage apporte l'énergie escomptée, et du sommet de ma transhumance, je me lance dans la dernière danse, basculement côté dévers, si heureuse d'être bien, malgré cette petite lacune, rallumant une à une les pensées positives et invitant in petto, mes chers absents à me suivre.
Sur le chemin je fais des blagues, retrouvant mon encombrante verve, mais la fin de nuit est moins festive, et le coureur reste concentré sur un chrono, ou sur ses pieds, délaissant l'esprit récréatif du départ pour adopter, plus solennel, une fréquence mesurée.
La nuit semble installée. Définitivement impénétrable. Un épais brouillard transpire de toutes les ombres et rien de vient trahir l'aurore en devenir. Je reste prisonnière d'un ténébreux horizon je frissonne de froid, à moins que ce ne soit de plaisir. Concentrée sur la route je vois parfois des formes, filer entre des herbes ou dégringoler d'un talus, je m'amuse à penser que j'affabule, et que, fermée dans mon monde, je joue à retenir le jour pour devancer le soleil à l'aube du grand final. 
A Soucieu je me régale encore de grandes lampées de soupe, et j'encourage Laurent, compagnon du départ, retrouvé ici, assis, un peu penaud, récupérant des forces dans de secs oripeaux et je lui conseille à la volée, de faire vite et sans tarder. Je ne reste pas. Je me connais. A cinquante kilomètres de course, sans dormir et sans vraiment manger, ma frêle carcasse ne tiendrait pas longtemps face à l'assaut du froid gagné d'une trop longue pause.
Je connais le chemin. Pour l'avoir couru en reconnaissance, je connais chaque bosse, chaque replat et la moindre des difficultés. Chaponost n'est pas loin, et je sais que d'ici, il ne restera que quelques mètres, ou pas loin, oh, dix mille, à tout casser, et que ce sera la fin, déjà, et que si tout perdure, à me sourire autant, je passerais l'arche promise dans les temps espérés.
Je masque ma fatigue en égrainant mes proches. De ceux qui marchent dans ma vie un petit peu cabossée, des absents lumineux, aux présents encombrants, de mes aidants de l'ombre à mes amis discrets, de ceux qui épousent mon histoire dans la seconde, à ceux qui l'ont quittée, de ceux du matin, d'hier et ceux de demain, et je pense que je suis bien, parmi toutes ces âmes et chanceuse d'être là, suivie peut-être de loin, comme si en ce dimanche matin, ma vie gagnait de l'importance, parce que j'avais cette chance si impertinente, de pouvoir mettre un pied devant l'autre, et de tenir debout, presque neuf heures de rang.
Je sais qu'à Chaponost, Ben, un résistant, de ceux qui ont connu les lauriers des athlètes et qui d'un accident, doivent oublier d'une traite, ceux qu'ils ont été pour devenir un autre. Il s'est levé, est venu, et m'attend, tout barbouillé de sommeil et de froid. Je sais combien c'est dur pour lui de voir l'autre courir et je mesure là toute l'abnégation dont il lui a fallu faire preuve pour arriver ici. Toute abasourdie de mes heures de ténèbres, éblouie de lumière, je me précipite dans ses bras paternels qui en une accolade rechargent mes batteries. 
La suite est machinale. Mon heure de gloire est restée là. Je termine ma course, marchant la moindre bosse heureuse quoi qu'il arrive de ce que j'ai fourni, réalisant, trait pour trait la course imaginée, sans doute, sans peur, sans heurt et si facile, pensant même qu'avec une lampe, un peu plus performante, je me donnais une poignée de minutes de moins, sur cette folle nuit.
J'ai faim en arrivant sur le vaisseau Confluence, et est-ce l'émotion, qui me fait stopper net, tout au milieu du pont, assez brutalement pour qu'un coureur me pousse, en me criant "mais non !" et m'invitant à le suivre pour le glorieux final.
J'ai faim et je dévorerais l'Italie tout entière, avec ses champs de blé, et son vin de Chianti et c'est peut-être pour ça qu'en arrivant je souris, de toute mon effronterie, de coureur du dimanche, qui réussit la prouesse, de traverser la nuit.

Seconde Saintélyon 72 km / 1800 D+ . 8h 39 de course.
Temps envisagé : Sub 9h
33 ème Féminine

Vous étiez au creux de moi, Lulu★, que j'amène dans 18 mois sur 177 km de chemins côtiers, ton lui et tes minis toi. Papa et maman, qui s'inquiétaient et que je ne savais pas et puis les enfants, qui savaient, mais qui ne s'inquiétaient pas !
Vous étiez dans mes pas, Hélène et ton étoile, David que j'ai presque failli chercher, Florent, Steph et Vaness, sacrés courageux, Dom, irrésistible, Laurent (mais où il est ?!)
Vous étiez tout à la fois, Mat et Audrey. J'ai pensé aux montagnes, et au couvercle soulevé vous savez :)
Xtophe, tu penses, dans tes pas, toujours.
Et Cha, parce que.
Eric, je ne sais pas où je vais, mais j'y vais en confiance, merci de m'y emmener :)

A tous les (très) courageux bénévoles, à l'orga qui a su rectifier les petits couacs du passé. Merci.

SaintéLyon 2015 "A ta Sainté ! 0u comment j'ai trinqué", ici. CliC