Parce que mes pieds sont têtus.

jeudi 15 octobre 2015

Un extraterrestre qui suit une étoile

 Positionnée derrière les filles, je cours, tranquille.
Récupération. Dix jours après mon marathon. J'apprends à être raisonnable, patiente. Mesurée.
Je pense cela aujourd'hui. Et je souris.
Les filles débutent. Je suis l'ancienne.
L'ancienne. Tu parles ! 3 ans…
Et je souris.
"Lève la tête. Buste droit ! Regarde ton couloir. A la corde.
Ecoute.
La course à pied est une leçon de musique. Imprègne toi.
Tu entends?
Badabam. Badabam.
Écoute le rythme de ta foulée. Le reste suivra.
Souffle. Sois métronome. Deviens le battement de ton coeur. Rentre dans ton pas.
Tu es ta course. Elle ne commande pas. Moteur et tête pensante. Tu es un tout. Maître de ton tempo."

Je rentre dans ce stade. Un peu miteux. Bord de périf'.
Mais qu'est-ce qui m'a pris !?
Un semi dans quatre mois. Je n'ai jamais couru !
"Tu es du genre à passer en force toi. Non ?"
Je suis du genre. Oui.
Faites ce que je dis. Pas ce que je fais.

"Dieu ! Ils sont partout ces Apollons ! Des tours et des tours. Mais qu'est-ce qu'ils font !?
Je traîne mon coeur en vrac sur les gravillons du grand tour du stade. Mais il mesure combien ce périmètre enfin !? Dix kilomètres au moins ! Je n'en vois pas la fin.
Et cette pointe, là, dans l'omoplate ! Elle se déplace dans le côté maintenant et j'ai les cervicales en vrac !
15 minutes seulement ! Et j'avais dit combien ? 30 ! Suis-je donc présomptueuse !"
Je renâcle, peste, jure que l'on ne m'y reprendra plus.
"Je me fumerais bien une clope. Une seule ! En douce.
Et l'autre qui téléphone. Moi j'arrive même pas à déglutir. Le feu dans les poumons et le coeur qui tachycarde ! Je vais défaillir. Il servira au moins, le beau pompier avec son improbable micro short. Punaise il va vite l'animal !"

J'ai couru mon semi.
Découvert un monde. Un joli monde. Fait de plaisir et de volonté mêlés.
Course après course, chronologie de buts à atteindre.
Avec exactitude programmer sa sortie. Lancer le timer. Et rentrer dans le rythme.
Indicible plaisir. 
Quand les cases programmées, minutieusement se remplissent, sortir le nez au vent.
Bord de mer, chemins de randonnée. Autres sensations et autre plaisir. Se sentir "facile" parce qu'en amont, les gammes sont respectées.
Montées et descentes sur le clavier. Vite. moins vite. Toujours plus vite. Un peu moins vite.Vite. Vite et vite encore. Pour mieux improviser quand change de décor.

"Oui, mais toi tu as les capacités pour !"
La capacité ça se travaille.
Bien sûr je n'ai pas de blessure.
Ma démesure est calculée. Je freine mes ardeurs, calcule mon élan. Renonce à contre-coeur pour mieux savourer ensuite. Fais passer les feux au vert à force de volonté.
Préparer. A la lettre. Ne pas en faire trop. Bosser. Juste. Mais bosser bien.

Lorsque les jours, enfilés un à un, durs parfois, décourageants, tout envoyer bouler ! Tu le veux ton tempo ?! Tiens je t'offre une valse à trois temps ! Tu veux te cogner? Fais ton impatiente, et tu la danseras ta gigue ! Lorsque les jours, alignés, aboutissent enfin.
Se lancer dans sa course.
Et laisser faire.

Elle est faite de l'allure, répétée si souvent. Construite de l'endurance, entrée dans les jambes à grands coups de 400 tenus à bout d'haleine. Elle est construite de tactique. Courir est un jeu. Damer le pion. Ou échec. La course sur route est réfléchie. Tracée par avance. Planifiée, ordonnée. Il n'y a qu'à suivre.
Un marathon, c'est 35 kilomètres d'échauffement. 7,195 de course contre soi même.

Et puis. Peut-être l'as tu méritée, arrive la course parfaite.
Je pensais qu'être bien, tout le long, suffisait.
La course parfaite est faite de l'imprévu d'une course dans la course.
 La course parfaite est une compétition.
Je pensais que cela n'arrivait qu'aux têtes.
Silencieusement, kilomètre après kilomètres, sortir de sa confortable cadence pour rentrer dans le mouvement de celle qui te devance.
Secrètement capter le son de sa foulée pour s'en imprégner.
Le temps se suspend. Les minutes cognent en sourdine. Elle te sent. Imperceptiblement accroche la seconde supérieure.
A sa hauteur, réguler son souffle. Un peu bluffer. Tu vois, je suis facile. Et tu n'en mènes pas bien large au fond.
Trouver le fragile équilibre qui tiendra le reste de la course. Longue encore. Puis passer. Se décaler un peu; Le tempo est si précis que lui faire faire un pas de côté t'offrira, tu le sais, une fraction de seconde de chance de la fatiguer.
Prendre le risque de ne plus s'arrêter. Croire la partie jouée. Toucher la clameur, y croire encore. Presque.
Et, impuissante, la voir gagner.
Partie de poker.
Elle bluffait.
Arriver ensuite, échanger un regard et hurler tout de même du bonheur commun à tous les marathoniens.
Jubiler enfin.

Nous refaisons la course. Mail après mail, dévoilons des morceaux de nos vies. Points communs. Bien sûr elle est plus posée. Mais tout aussi mordante.
" Tu es un extraterrestre qui suit une étoile" elle me dit.
Et je rougis.
Nous nous retrouverons. Après avoir refait nos gammes. Patiemment. Sans précipitation.
Au bout de la piste un marathon pour aligner les pions, quais de Rhône. De Garonne peut-être. Ailleurs pourquoi pas. Elle prendra sa revanche sur son chrono. Peut-être. Je prendrai ma revanche sur mon classement. Eventuellement. Et quoi qu'il advienne, je le sais. 
 Rejouer encore
à la course parfaite.

A Anke.

Berges du Rhone.
30 ème km environ.
A couteaux tirés. 
-Au bas mot ;) -

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